Paul Martin

 
index
 
84 ans, artiste-photographe retraité
« Tout est choix, tout échoit, tout échoue »
 
Paul Martin nous montre son carnet où chaque jour, il inscrit et dessine les évènements de la journée.
-P. Martin- Alors, je dessine le soir en regardant la télé. Et ya des jours de désœuvrement où j’y mets un peu de pastel de couleurs dessus, parce que c’est plus joli. Alors c’est des rendez-vous de gens qui me donnent des cartes. Tout n’y est pas. Ya des absences que je déplore… Là j’ai mis un onglet parce que vous êtes venues.
 
 
-V- Vous êtes né où ?
-P. Martin- Je suis né en charente par hasard, mais je dis Sainte-Foy.
 
Il nous fait lire à haute voix un extrait de ses mémoires consignées dans un gros classeur :
-V- « […] Lorsque la tuberculose me rendit orphelin à 5 ans, ma mère me voyant pour la dernière fois me confia à Bibi, la bonne, qui me débarbouilla d’eau de Cologne, m’emmena à la foire au manège, puis prendre le train […] Là, j’ai 14 ans. Je vais passer les 3 ou 4 plus mauvaises années de ma vie sans le savoir. Un climat vipérin, que je suis le seul à percevoir, m’écartèle entre l’idée de ma famille maternelle catholique, mariée par besoin, et le milieu paternel protestant, à l’allusion sifflante et perfide. Je suis un élément rapporté qui coûte de l’argent. Mon père s’en moque. Je lui vole mon argent de poche, et inaugure là mon premier pantalon long pris chez le voisin. Je me cherche dans la glace avec le Kodak 7-11, évènementiel acquis pour 3 jours d’exposition à Paris en 1937 […] »
-P. Martin- Les premières pages vont t’intéresser parce que tu m’as demandé ce que je branlais au départ.
 
-V- « […] Premier mars 1943, le STO me coince. La tentative de me planquer comme conservateur de musée du Louvre dans un château de la Loire ayant échoué, Jean Cocteau me dit : « Ça fera fondre les saindoux de ta jeunesse […] ».
 
 
 
-P. Martin- Attend va pas si vite. Va à la fois vite et pas si vite. Ne me casse pas les pages. Parmi les documents retrouvés, j’ai trouvé ici les 3 cartes postales datées, qui indiquent le voyage de noce de mon père et de ma mère, et probablement la nuit où j’ai été conçu. Là encore, y a 3 lignes à lire qui veulent t’éduquer. Après on ira beaucoup plus vite. Parle plus fort et plus clairement.
 
Nous tentons de déchiffrer une carte postale illisible.
-P. Martin- Tu sais, tu es méprisé par un entourage qui détruit, qui s’en fout, avec les grossiers personnages qui t’entourent, et qui fout tout aux chiottes, à la poubelle… Tu dis : « Ha bon dieu, je retrouve des trucs intéressants ! ». Je fais exprès de te choquer un peu. Tu es journaliste ou tu l’es pas. Si tu n’es pas journaliste ça ne t’intéresse pas. J’essaye de t’aider là. Premièrement si tu lèves le nez, tu vas voir mes dessins, mes peintures, qui sont inspirés par des bois morts à messages. Alors si tu lis les 3 premières lignes tu comprends mieux, ou alors tu comprends rien.
 
Il nous fait tourner les pages.
-P. Martin- Là tu vois, c’est mon arbre généalogique. Je cherche quelques assassins, y’en a pas.
 
 
Quelques pages plus loin…
-P. Martin- Alors je viens de commencer à grandir, je me sens pisser. Alors tu peux lire ces quelques phrases pour ton amie. C’est comme si c’est moi qui racontais.
-V- « […] Étant de bon ton lors du café de laisser ces bonnes dames deviser à l’aise, Hélène, 16 ans maxi, me prend par la main voir dans les étages, les plus beaux meubles à la fine odeur de cire. Moi, mes 14 ans à peine m’ayant fait allumer dès notre arrivée, le gyrophare de toutes les observations. Dans les combles, j’osais la tenir par la taille pour mieux voir les pêcheurs de Tossate […] Je marquais le plus grand intérêt à toute la visite, y compris la cabane à outils du fond de la grande allée, où elle me montra les gestes essentiels du docteur, sur mon corps qu’elle avait déboutonné […] ».
 
-P. Martin- Ma question est : est-ce que c’est bien dit ? Est-ce que c’est courtois ? Est-ce que c’est bien proprement dit ? De l’humour ? Ça dit pas qu’elle m’a fait une pipe, j’en sais rien, je me rappelle pas des détails. J’y pense à cette scène, parce que c’est pas inventé, tu le devines. Y a qu’une chose, c’est que je me dis merde, j’aurais dû lui demander à voir tout son appareil. Je ne me rappelle pas l’avoir fait. Si elle s’est intéressée à moi, c’est qu’il y avait quelque chose à voir.
J’essaye de te faire comprendre qu’il est utile de consigner les petits évènements qui te sont arrivés. Il me semble que vous êtes impressionnées par les évènements qui me sont arrivés, et vous aussi il vous en arrive ! Par exemple, aujourd’hui, depuis quelques temps, vous êtes dans un non-évènement, et bien le non-évènement est un évènement. Si vous êtes au milieu de l’ennui, c’est un évènement.
Je suis pas voyou de la rue, je m’intéresse à la photo, je suis un type ordinaire. J’ai vécu comme toi, je suis né comme toi. J’ai poussé jusqu’au brevet élémentaire section agricole dont je n’avais rien à foutre. Je m’aperçois à la lecture de mes mémoires, que j’étais sans doute un peu surdoué. Mais ce surdoué n’a pas été mis à profit, parce qu’il était entouré de connards. La totalité des professeurs que j’ai connu, étaient des êtres primaires, sans intérêt. Mon père était musicien, commerçant. J’étais seul avec une bonne qui en avait rien à foutre, qui s’occupait pas de moi. Je tranchais par rapport à mes copains. Mon père fumait le cigare. Il me donnait son cigare, j’en avais rien à foutre. J’aurais pu fumer, ça m’intéressait pas. Je m’intéressais aux choses plus honnêtes. J’étais désolé au point de vue de mes relations avec les filles. Elles ne regardaient pratiquement que les costaux, plus grands et poilus. Le genre « poète-tendre » comme moi, pas de succès. Plus tard oui. Mais j’avais besoin de savoir, alors je me suis fait initier comme tout le monde en payant.
A cette période, Sainte-Foy-la-Grande s’est révélée être la dernière grande ville de zone dite « libre ». La frontière de démarcation passait à la Lidoire entre Sainte-Foy et Castillon. Alors Sainte-Foy a vu arriver un flot de réfugiés du Nord, des Belges…Alors j’ai trouvé à Sainte-Foy-la-Grande, cette espèce de dualité. Je m’intéressais à tout. La photographie me passionnait. J’avais pas les moyens. Mon père était un charmant musicien, mais indifférent. Il ne m’encourageait en rien. Si j’ai eu un appareil photographique, je crois surtout que c’est lui qui l’a acheté pour lui-même.
Alors j’ai vu arriver un personnage, photographe, parce que je lui donnais à développer, qui lui s’est intéressé à moi. C’est un vieux monsieur ressemblant à André Gide avec son mégot. On l’avait marié de force avec une femme faisant bien la cuisine. Et ce type, il sait tout. Très vite, il m’attire chez lui, et il m’attire d’autant mieux que sa femme fait bien la cuisine. C’est un très grand musicien de concert, qui gagne sa vie sur les lignes transatlantiques de Guadeloupe. Il tenait à 14 ans, les Grandes Orgues de Bordeaux. C’est un personnage qui a eu tous les prix de conservatoires. Il vit à ce moment là en harmonisant les films muets. Puis tout à coup les films deviennent sonores, et ce genre de musicien fait faillite. On lui fout une maison pourrie qui s’appelle « photo André », et il arrive là. Il fait de la peinture. Je découvre qu’il connaît le peintre André Lhote. Il est tout à fait ordinaire. Il vit avec une salopette quelconque. Il allume son cigare. Il gagne 3 sous. Je le tutoie, il me dit vous. J’ai 14 ans, ça me passionne. Je suis le contraire du voyou et de la racaille. La racaille me fait chier.
Je suppose que je suis témoin d’une portion d’époque très intéressante. Avoir 17 ans, subir l’occupation à sa manière, être déporté, et partir en Allemagne, se démerder comme une anguille, se démerder par l’intelligence, par les relations, par l’expectative, par les questions, s’évader, rentrer, connaître la résistance, savoir quand les alliés ont débarqué, etc… Ça emmerde ma femme mais c’est une époque qui pour l’instant est casse couille parce qu’on en parle trop. Mais un jour ou l’autre, ce témoignage sera découvert par un hasard, par un chercheur de hasard.
Je suis l’inventeur du nom « Vidareps ». C’est un terme pour définir une particularité de l’art contemporain. J’ai pensé que dans l’art contemporain il y avait une masse d’inutilité considérable.
« Vidareps », c’est « Vide-d’art-responsable ». J’ai seulement interverti le « p » et le « s » pour faire chier le monde. À mon avis, à notre époque voir un mec faire un monochrome, c’est une connerie noire. Ça a été fait en 1904. Des fois j’utilise ce mot, je suis sûre qu’il y a des gens qui cherchent dans le dictionnaire. Ça m’amuse. « Vidareps », c’est le gars qui aujourd’hui fabrique un monochrome parce que la concierge lui dit : « Ho, il est peintre, he bein, j’en ferais pas autant ! ». Ce genre de connerie. Je ne veux pas faire dire à ma concierge que j’ai pas : « Ho ! j’en ferais pas autant ! ».
 
 
 
photo avec Yann Arthus-Bertrand
 
 
tableau hommage à Roger Lanzac
 
-V- Est-ce que vous pensez qu’à Sainte-Foy il y a des artistes qui valent le coup ?
-P. Martin- Zéro pointé. Jeune, je me suis toujours dégagé du troupeau. J’étais moi-même racaille, je vais te dire comment. Y’avait un professeur « m’as-tu vu » qui s’appelait Laffagne, petit, grande cigarette, avec des talonnettes pour être un peu plus grand. Moi, j’étais toujours quatorzième sur trente, et je m’intéressais en rien. Un jour je lui ai porté un petit tableautin à la gouache que j’avais fabriqué : Le lierre grimpant sur une ruine, « je meurs ou je m’attache ». Il a fini par me dire : « vous mettrez ça au bout, vous aurez la meilleur note ». Autrement dit la toile lui foutait par plaisir, avec délicatesse, mon poing dans la gueule. Quand tu as quatorze ou quinze ans, tu comprends pas tout de suite qu’il y a perversité. Y’a terrorisme. Au moment du brevet élémentaire, il me dit : « Monsieur Martin n’est pas en état de passer son brevet élémentaire. Mais monsieur Martin a le droit de se présenter à titre personnel ». Alors je me suis présenté et j’ai eu mon brevet élémentaire [rires]. Un délice, un délice. J’ai été réfractaire avec plaisir. Malheureusement, les ennemis plus tard n’étaient pas malléables. Dans les camps de déportation tu peux pas faire le coup du père Laffagne. J’ai tellement essayé que j’ai réussi à m’évader. Alors je suis allé voir Lhote. Lhote m’a envoyé à Cocteau. Cocteau m’a envoyé à Picasso. Je suis en train de me dire que Picasso volait beaucoup aux jeunes. Qu’est-ce qu'il m’a volé ? J’aimerais bien qu’on me le dise.
Sainte-Foy était une ville de zone libre, tranquille, quelconque, paysanne, molle. Tout à coup la guerre se déclenche. Le rideau tombe à Castillon. On voit arriver des choses qu’on sait pas. On voit des crieurs de journaux…On voit des filles dans les rues. On voit des laveurs de vitres. On voit des putes. On sait pas ce que c'est. On voit des racailles de Longwy ! C’est des ouvriers malheureux, pas payés, qui arrivent ! Ça c’est le Nord ! C’est les usines !…C’est pas nous ça ! Ça nous tombe sur la gueule. Ici, c’est tous des paysans qui font du pinard, qui font des carottes ou du tabac ! Autrement dit, c’est une petite révolution qui se passe.
Moi j’arrive d’Allemagne. Mon photographe que j’aimais beaucoup, est éploré parce qu’une racaille de Longwy est venue le terroriser. Alors il lui prend 20 % de sa recette. Autrement dit, il est en pleine terreur. Il me dit : « Martin, il faut me débarrasser de ça. Tiens, je vous donne tous mes biens. Je m’en vais. Alors, la photo, c’est à vous, la maison. Tout est à vous. Vous me donnerez 10 francs par jour ». Moi, j’ai fait un peu de peinture, j’avais 23 ans, alors ça m’emmerde ! Je dis oui, et à ce moment là, mon père tombe malade. Mon père qui était commerçant, parfumeur, marchant de chemises. J’étais bien avec ma femme qui habitait Royan. Elle vient soigner mon père.
Pendant la guerre, mon père avait loué l’immeuble « Elle et Lui » minablement, à un milicien. Le milicien est en fuite et l’immeuble est requis par la Croix Rouge. J’arrive de Paris. Je dis à mon père : « Qu’est ce qu’on fait de cette boutique ? ». Et j’apprends qu’il a dit à un fonctionnaire de la Croix Rouge : « Fais en ce que tu voudras ». Je dis à mon père : « Mais tu es con ! ». Je prends mon vélo, je vais voir le fonctionnaire de la Croix Rouge. Il me voit arriver : « Ha petit j’ai compris ! Bon ça va, reprend ton truc ». Il était entrain d’escroquer mon père. C’est la racaille fonctionnaire.
Mon père meurt tout à coup. J’étais artiste peintre avec un atelier à Paris. J’étais heureux et tranquille avec des aventures. Alors je reprends la photo que je connais pas, j’en prends le vent. Je reprends tout le bordel et j’abandonne mon atelier. Tu te mets dans le trou de rat qui se présente à toi. On n’a pas de matériel, on n’a pas d’argent, mais on développe des photos. À l’époque les photos, c’est invraisemblable. Y’a pas de pellicule !
 
le peintre Baerwind à Sainte-Foy
 
 
 
 
-V- Y’a t’il des lieux qui vous plaisent plus particulièrement à Sainte-Foy ?
-P. Martin- Pour ma femme non. Elle va faire pisser le chien à la gare, parce qu’il pisse mieux là-bas. Si je vais aux Arcades, c’est que ça m’oblige à faire un peu de vélo, à entretenir mes jambes. Mais j’aime pas les Arcades.
-sa femme- J’aime pas la campagne, j’aime la ville. Mais ici, je voyais les voitures passer et je ne les entendais pas. Alors ça, c’est extraordinaire ! J’avais pas pensé qu’il y avait un triple vitrage. Et je suis toujours à Sainte-Foy-la-Grande, et je n’aime toujours pas Sainte-Foy-la-Grande. J’ignore absolument le quartier d’ici.
 
 
-P. Martin- À Sainte-Foy, y’a eu un ballon monté qui s’est posé ici. Parce qu’en 70, les allemands occupent la France, et que le moral des français est moche. Comment faire pour remonter le moral des français, alors que Paris est encerclé par les Chleus ? On cherche un moyen de communiquer pour remonter le moral. Et on s’adresse à un de mes confrères, le photographe Nadar. On lui dit :
« Tu fabriques une nacelle, et on va mettre 500 kilos de lettres pour l’envoyer ». Ces ballons foutaient le camp au gré des vents. Ils se posaient où ils voulaient. Y’en a un qui s’est posé à Saint-Avit-de-Soulège. Moi, j’étais passionné de timbres-poste, alors, j’ai fabriqué des timbres. J’ai fait imprimer des timbres qui ont circulé.
 
-V- Y’avait quoi sur ces timbres ?
-P. Martin- Je te montrerai ça quand tu seras curieuse [rires]. Sainte-Foy a un destin philatélique intéressant.
Y’a un maire qui a voulu casser un escalier magnifique qui donne sur le quai de la Brèche. Il a voulu remplacer et faire un parking. J’étais à l’origine d’une pétition. Les fortifications ont été démolies. Sainte-Foy a été d’une maladresse. Mais il faut bien le dire, je suis très ami avec le maire socialiste, monsieur Provain. Mais tous ces maires qu’on a eu, étaient d’une nullité totale. Avant lui, Maumont, c’était un vrai con. Con à la base ! Mais je m’en fous, je lui ai dit
[rires].
 
-V- Avez-vous une expression fétiche ?
-sa femme- Je suis environné de cons.
-P. Martin- Je dirais plus « On est cerné par les cons ». Mais sur mon buste en bronze, j’ai fait graver : « Tout est choix, tout échoit, tout échoue ».
 
03 février 2007, Sainte-Foy-la-Grande